Trajets


Si ce n’était du Palais Pacifique, plus personne n’arriverait à Pacifica. Hélas, on ne s’échappe plus des villes en train. De nos jours, les convois butent contre le bord des cartes. Sous les cités, le métro balise des territoires déjà connus. Ses trains atteignent leur terminus, font demi-tour, repartent tourner en rond dans les tunnels. À cinq heures, les trains de banlieue se peuplent et se dépeuplent de travailleurs en transit, font marche arrière, balisant vainement le périmètre des villes.

Ceux de l’extérieur savent-ils qu’un pays grandit au cœur de leur ville, qu’il s’est greffé à son tissu vivant, que rien, ni une maladie mortelle ni une catastrophe, ne saurait l’en déloger?

La liberté porte autant de noms qu’il y a de pays perdus, et, à Pacifica comme ailleurs, elle vit en quarantaine. L’esprit libre doit partout ruser pour conserver ses privilèges. Partis pour Pacifica dans l’espoir de quitter une vie trop âpre, ses citoyens oublient parfois que leur contrée d’adoption est de tous côtés clôturée, et qu’où que porte le regard, l’horizon est enclos. Pacifica partage cette particularité avec l’ancestral quartier immigrant, ceinturé de chemins de fer, qui a pris forme au sud de la ville, au temps de l’expansion initiale du réseau ferroviaire. C’est là qu’habitaient les Peaux-Blanches enfonceurs de clous de fer, poseurs de rails, buveurs de bière et mangeurs de cailloux. Pacifica la bigarrée a vu le jour avec sa gare, et si ce n’était du labeur de ces anciens immigrants, elle n’aurait jamais existé. Les soi-disant nécessités de la main-d’œuvre ont de cruelles conséquences. Cela dit, c’est grâce à elles que l’histoire du monde recommence autrement, autre part.

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Le Ravin 40. Au nord de Pacifica, une autoroute creuse un ravin infranchissable, au fond duquel on voit de rutilantes voitures de l’année filer à toute vitesse. Leur vrombissement est la rumeur du vide. Par les routes asphaltées qui ceinturent le quartier, on part, on revient de loin, mais on ne s’arrête pas. Les conducteurs redoutent-ils l’arrêt? De l’autre côté de l’autoroute, on devine des entrepôts, abondant des inépuisables trésors de la consommation. Pour y arriver plus vite, on passe outre à Pacifica.

Les Territoires inoccupés. À l’est de Pacifica, les rails. Les trains remontent, s’arrêtent dans des banlieues sans issue, où ils se butent à l’horizon nordique de ce pays nordique, rebroussant chemin vers le centre des villes, vidés de leur équipage quotidien. Un écriteau décourage le marcheur le long des rails : « terrain privé ». Quiétude des criquets, son sourd de la machine, cri baleine de la loco. Les travailleurs quotidiens abandonnent les banquettes aux herbes folles. De l’autre côté des embarcadères esseulés commencent les Territoires inoccupés, un labyrinthe d’entrepôts et d’usines, où les rescapeurs d’épaves automobiles et les restaurateurs de carrosseries font bon commerce. Presque personne n’y vit.

Le Rivage Atlantic. Au sud de Pacifica s’étend le Rivage Atlantic, bordé de factoreries sur ses deux rives. De l’autre côté des rails, les rues recommencent. Elles portent les mêmes noms que de ce côté des choses, mais il paraît que tout y diffère. Les images en miroir sont trompeuses. Derrière une clôture de fer tressé, au pas de la station de transformation électrique, un pré fleuri offre un point de vue imprenable. Ses fleurs, craquelant l’asphalte, tremblotent devant le flot infranchissable des rails. De l’autre côté, on devine, au milieu d’un boisé, le pignon d’une église chrétienne. Tout près, la façade vertigineuse, de brique rouge, d’une ancienne usine rappelle que ce n’est pas un village mais une ville qui mouille de l’autre côté du rivage. Parfois, la nuit, une lampe s’allume à une de ses fenêtres, et un citoyen en vigie à Pacifica imagine que l’usine avance lourdement vers lui, tirant de tout son poids sur ses liens, se libérant enfin de ses amarres. Au retour de l’aube, rien n’a bougé. Les génératrices tranquillement bourdonnent et les fleurs continuent de trembler.

Le Mur d’Acadie. À l’ouest de Pacifica s’élève le mur d’Acadie. Derrière la clôture, recouverte d’arbustes grimpeurs, pointent les toitures d’un autre monde. À l’Halloween, les enfants protestent au pied de la muraille, comme au temps des révolutions, quand le pain venait à manquer. Leurs costumes de superhéros ne leur confèrent pas les pouvoirs escomptés, et ce n’est qu’en rêve qu’ils peuvent survoler le toit des maisons, passer par les cheminées, jusqu’aux salons où on fêtera, au milieu des trésors, la fête autrefois inconnue de Noël. La fête qu’on aura appris, comme l’Halloween, à fêter, une fois qu’on aura passé assez de temps ici. Dans leur rêve, une fois la muraille enjambée, les enfants tombent dans le vide, disparaissant dans l’en-bas, l’en-deçà du rêve. En réalité, mieux vaut rebrousser chemin, rentrer chez soi. Après tout, c’est à Pacifica que leurs parents ont choisi de vivre, et on dit que les enfants, dans ce pays qui n’en est pas un, naissent en souriant.


Trajets : Si vous ne viviez pas ici, où vivriez-vous?

cuckoografik - Si je ne vivais pas ici, je m’installerais sur une petite île au beau milieu du lac Panache. #pacifica4

danielcanty - #pacifica4 Sur la lune, revivifiée.

dearpm - #pacifica4

François Test Côté - Je suis heureux ici. #pacifica4