Bagages


Pas perdus. Paumes vides, offertes au temps perdu. Valises vidées. C’était moi, ce n’était pas moi. Enfin arrivés à Pacifica, enfin revenus à nous. Souterrains, nous voyagions en secret vers le reste de nos vies. Égarés par quels chemins? Chargés de quoi? Il est conseillé aux voyageurs de conserver leur bagage à vue en tout temps. Facile, facile. Nos possessions tiennent au fond de notre paume. Une photographie froissée, dont les visages sont déjà à demi effacés. Quelques cailloux à sucer pour la route aride. Un fruit mangé au tout début du voyage, cœur et pépins, dans un mouchoir de coton. N’en reste que l’imprononçable nom, étranger aux étals du Nouveau Monde.

De station en station, des voyageurs s’ajoutent à notre nombre, costumés, chargés de leur maigre bagage, de leur langue propre. Pays après pays, laissés loin derrière. Les paysages se succèdent sans s’additionner. Les images du dehors s’accordent mal aux climats intérieurs. Il faudra s’habituer. Nous dormons, nous nous éveillons à des paysages que nous ne reconnaissons pas et qui nous sembleront, si jamais nous nous risquons sur le chemin du retour, empruntés à nos rêves. Même si nous repartons, nous n’en retrouverons pas l’image exacte, nous croirons que le chemin de l’aller s’est effacé derrière nous. Avançant reculant. Brinquebalant. Bercés par la cadence du train.

Nous vacillons dans nos résolutions. Regarder par la fenêtre n’est pas tout. Ensemble au milieu de nulle part, dans l’enfilade des wagons, les passagers tentent, tant bien que mal, de passer le temps qui file autour d’eux. Alanguis par l’attente, nous remontons le cours du convoi, pour nous mêler à la foule étrangère, à la recherche d’un autre qui parlerait notre langue, nous permettrait de nous retrouver. On dit qu’à Pacifica, on parle toutes les langues à la fois, qu’on s’y fait comprendre par gestes. Chaque peuple a ses mœurs. À qui faire confiance? Résolvons-nous à l’évidence : nous sommes perdus ensemble.

Nous serons nombreux à trouver, au cours du voyage, des façons de nous reconnaître. Il est des jeux dont nous partageons la règle, sans avoir à la nommer, des manières de pointer l’index pour souligner un aspect du paysage, ou de porter le doigt au front pour désigner son nom, ou sa folie. Chacun cherche, dans le langage des autres, des points d’ancrage, un mot, un nom, l’élan d’une phrase, une intonation ou une émotion reconnues. À partir de là, on peut aller partout, voyager dans n’importe quel sens, libérés de la direction des rails, de la traction du langage. À partir de là, on peut se complaire dans l’illusion que le train ne glisse sur rien, s’est divorcé du fer des rails, qu’il est d’autres voies, que nous contrôlons, à l’écart des rails, hors les routes.

*

D’où que nous venions, la lumière nous précède. En ce moment précis, au Palais Pacifique, les rayons solaires balaient, avec des lenteurs de clepsydre, le hall de marbre de la salle des pas perdus. Nos durées sont suspendues dans un rayon de soleil, un filet de poussière. De temps à autre, le contrôleur lève la tête vers l’horloge. Il songe, en scrutant sa face, aux âmes inconnues qui en ce moment même cheminent vers Pacifica. Il connaît son métier et il l’aime. Bientôt, bientôt, dans la lumière recommencée du soir, il sortira sur les rails. Il nous fera entrer en gare, coup de sifflet, bras levés, précision horlogère, signalant, de ses gestes impérieux, l’extinction des moteurs. Sur le débarcadère, nous sortirons en trombe, retrouvant nos visages inconnus, piaillant dans toutes les langues. Il est conseillé aux voyageurs de conserver leur bagage à vue en tout temps. Ouvre la paume. Montre-moi. Surtout, ne te retourne pas. Loin derrière nous, la masse du temps perdu enfin repose. Bienvenue à Pacifica.


Bagages : Que contient votre poche droite?

Leon_LO - #pacifica2

danielcanty - #pacifica2 Ma carte autobusaire et de l’argent de papier à l’effigie de la reine.

cuckoografik - J’ai une photo de la belle rousse Dagmar Orlando dans ma poche droite. #pacifica2

danielcanty - #pacifica2 Un os chanceux.

dearpm - #pacifica2 rien