Pacifica


Pa. Paci. Pacifica.

Pacifica, pays perdu, marée muette. Mon âme, mon home. Pa-cee-fee-ka : ton nom houle, roucoule, déferle le long de ma langue, pour se déverser, enfin, dehors. Pa. Ci. Fi. Ca.

Pacifica.

Loin avant, devant, la crête des vagues, se fracassant sur un rivage jamais entrevu. Autrefois, un train acheminait les vacanciers, fiers et fatigués des travaux de l’Empire, à son extrême lisière. La locomotive s’arrêtait face aux vagues, pouffait au bout du quai vermoulu, craquant sous son tonnage. Rien n’arrête le progrès. L’océan, toutefois, est une force à respecter.

Des porteurs en chemises de lin accourent, entourent les wagons. Ils déchargent, manches retroussées, les bagages, assemblent de petits amas de malles et de valises sur la plage, mystérieux, momentanés cairns. Ces messieurs et leurs dames descendent des wagons de tête. Trois petits pas et puis le sable. Touchant terre, les hommes enlèvent leurs hauts-de-forme, s’épongent le front d’une main gantée, ou offrent un mouchoir de satin, brodé de leurs initiales, aux dames de porcelaine qui les accompagnent. Elles déplient leurs ombrelles de dentelle, délicates comme des échassiers. Ils sondent le bleu du ciel, sa quiétude striée par le criaillement des mouettes. My dear. Ces messieurs remettent leurs chapeaux, droits comme des cheminées. La procession avance, bras noués, vers le Palais Pacifique. La parade basanée, surchargée des porteurs, enchaîne le pas.

Les domestiques ont fait aérer les chambres. À chaque fenêtre de l’hôtel, des rideaux de coton blanc battent au vent. Au revoir! Adieu! La locomotive siffle à nouveau, fait marche arrière, repart en reculant le long des rails, vers les villes, loin derrière les dunes. Dans le ciel immaculé, un plumet de fumet serpente, se dissipe dans les airs, au milieu des mouettes.

Bleu ciel. Soleil seul. Les jours s’enchaînent et se ressemblent. Les vacanciers se dévêtent, ou à peu près, s’alignent, en maillots rayés ou en jupons, dans des chaises longues. En arrière-plan, les majordomes se tiennent au garde-à-vous, serviettes blanches repliées sur l’avant-bras. Ambroisies, nectars, limonades et pourboires brillent sur des plateaux d’argent. Derrière, le Palais Pacifique semble un décor de théâtre, planté sur la plage.

Face à la mer, le regard s’absente. Comment sommes-nous arrivés ici? Il n’y a rien à attendre des vagues. Qu’une version du silence. Au-delà du regard, à sa lisière, un mouvement s’esquisse. Une pensée, pourtant, commence, loin derrière l’horizon, on ne sait plus où, remonte jusqu’au rivage, subtile nageuse, poisson secret. La conscience s’abandonne à l’ailleurs.

La marée monte. L’heure des promenades est passée. Les baigneurs rentrent. Le personnel de l’hôtel replie les parasols, remplit les paniers. Il s’incline face à l’horizon et le soir tombe. Devant la lande maintenant déserte, la brume écume. Au ras des vagues, un point bouge. Quelque chose approche. Écoute, écoute bien. Ce pourrait être une baleine. Non, on dirait un train. Le vent se lève. J’ai froid. Rentrons, rentrons vite.

Une vague énorme passe sur le quai vermoulu. Il part rejoindre le bois de marée. Les travaux de l’Empire ont une fin. Une locomotive rouillée fend les sables de la plage, encroûtée de coquillages, drapée d’algues, avec un cri d’engoulevent. De pauvres passagers s’accrochent à chaque fenêtre, sur le toit des wagons, rien en main, perchés entre les valises et les paquets, regards rivés à l’horizon. Le personnel de l’hôtel aurait pu se reconnaître dans ceux qui viennent. Trop tard, trop tard. Ce sont eux, ce ne sont pas eux, qui passent. Ce train, à son tour, remonte derrière les dunes, vers les villes.

À chaque fenêtre du Palais Pacifique s’allume la lueur d’une lampe. Encore, toujours, trop tard. La façade s’incline, s’écrase dans les sables de la plage. Le ressac l’emporte au large. Les vacanciers, pyjamas, jaquettes, et bonnets de nuit, se dispersent dans la mer assombrie, parmi les poissons. Au revoir! Adieu! L’hôtel n’était qu’un décor. L’océan silencieux s’estompe. Le temps retourne au temps. Demain est un autre jour.

*

On a de ces pensées, en regardant passer le paysage par la fenêtre d’un train. En première classe, dans les wagons-couchettes, les passagers dorment à rideaux tirés. Étais-je seul à voir? Je ne crois pas. Non, je ne peux pas croire. Dans la nuit qui s’avance, bercé par le train qui tangue, je ferme les yeux et je retourne au pays muet. Pa. Paci. Pacifica. Pour revenir à toi, il faut te taire.