Projet


Le Tableau des départs
Un pays de Daniel Canty

L’ancienne gare Jean-Talon, située au cœur du quartier Parc-Extension, à Montréal (Québec) reprend symboliquement du service du 20 novembre au 5 décembre 2010. Toutes les nuits, de 18 h à l’aube, les figures et les scènes du Tableau des départs illuminent ses verrières monumentales, face à la rue Jean-Talon.   

Le Tableau des départs éclaire la dimension imaginaire du présent en nous conviant à Pacifica, pays invisible, qui existe dans les interstices du nôtre. Il puise ses matières dans une série d’ateliers de médiation réalisés avec une classe de francisation du Centre William-Hingston, et dans l’histoire d’un quartier centenaire, dont l’héritage ferroviaire et multiculturel rappelle les pouvoirs qui ont donné forme au Canada from coast to coast.

  • Projecteur vidéo, lecteur Blu-ray, projecteurs Leko, gobos de métal, papier mylar, 150 aimants.
  • Le Tableau des départs, fiction / 10 min / HD / 1:78 x 290 degrés / couleur / sans paroles / Daniel Canty & Metafilms, 2010
  • Le Tableau des départs, expérimental / 5 min / HD / 1:78 x 290 degrés / couleur / sans paroles / Daniel Canty & Metafilms, 2010
  • letableaudesdeparts.com. Construit en html 5.

Un ticket valable pour Pacifica constitue en tout temps une preuve suffisante de citoyenneté.

L’avenue du Parc, Park Avenue, une des seules artères montréalaises à officiellement conserver un patronyme bilingue, constitue un des méridiens majeurs du multiculturalisme de Montréal. Foyer d’immigration massive, le quadrilatère défini par l’avenue du Parc et le boulevard Saint-Laurent trace la ligne de division entre les deux versants linguistiques de Montréal, les anglophones vers l’ouest et les francophones vers l’est. Le parallèle dessiné par les rails le long de l’avenue Van Horne, quant à lui, marque le lieu où Montréal, au nord d’Outremont, s’appauvrit économiquement, mais gagne en diversité. La gare s’élève, palatiale, au terminus nord de l’avenue du Parc, en un rappel des pouvoirs qui ont donné forme, from coast to coast, au Dominion du Canada, et à la métropole de Montréal. Elle figure, au cœur de la mappemonde du quartier, un point cardinal qui condense symboliquement la réalité géographique et historique de la ville, en nous rappelant aux distances, dans le temps et l’espace, qui la façonnent.

Parc-Extension, quartier le plus diversifié d’un pays qui a choisi de faire du multiculturalisme un élément clef de sa politique nationale, réunit, dans un trapèze désaxé de 1,6 km2, environ vingt-huit mille citoyens de quarante et un groupes linguistiques distincts. La densité de population y est six fois plus élevée que celle du reste de Montréal, et si Parc-Extension est un des quartiers les plus pauvres de la ville, c’est aussi un des moins criminalisés. Il est parfois difficile de franchir la distance inconfortable entre une réalité complexe et son image attendue : au centre culturel William-Hingston, on retrouve une multitude de tracts, déposés par la police, sur les gangs, les graffitis, les accidents de voiture et la sécurité des enfants. Qui plus est, l’enclave du quartier est de tous côtés enceinte, à la manière d’une colonie pénitentiaire : au sud, par l’ancienne gare de triage du Canadien Pacifique, à l’est, par les voies du train de banlieue, au nord, par l’autoroute 40, et à l’ouest, par la triste clôture de fer tressé qui sépare le quartier de la cossue ville Mont-Royal. À Montréal, Parc-Extension partage cette singulière insularité avec l’ancien quartier immigrant de Pointe-Saint-Charles.

De grands chantiers immobiliers verront bientôt le jour à proximité de Parc-Extension, dans le no man’s land des gares de triage du Canadien Pacifique, et altéreront le tissu urbain local. Le Tableau des départs voudrait réactiver la gare dans l’esprit des citoyens du quartier, en l’ouvrant à un trafic imaginaire. La gare est capable d’évoquer le récit, aussi impressionniste soit-il, des déplacements qui continuent d’animer le quartier, et de rassembler ses habitants dans son improbable lumière. Les trains inexistants d’une gare abandonnée, après tout, peuvent venir de partout au monde, et filer vers n’importe quel horizon. Rien de plus naturel que de déclarer l’indépendance de la république bigarrée et insulaire découverte à Parc-Extension, et de donner naissance à Pacifica, pays de partout.

Pacifica. Pays muet.
Pour revenir à toi, il faut te taire.

Les proportions des verrières de la gare Jean-Talon, par un harmonieux hasard, s’approchent d’un ratio cinématographique traditionnel : 1:78. Les projections qui passent en boucle par la verrière centrale opèrent une rotation à 270º du format 16:9, et ont été filmées avec un appareil photo numérique retourné à angle droit. Sur les verrières qui flanquent la projection, le symbole de Pacifica brille, solennel.

L’installation enchaîne, en boucle, deux films et une série de cartons qui invitent à participer à un fil interactif sur le site Web letableaudesdeparts.com. Le premier film, d’une dizaine de minutes, est une fiction réalisée dans le décor de la gare Windsor ; le second est un court métrage expérimental de cinq minutes, tourné avec les étudiants de la classe de francisation d’Isabelle Beaudoin.

Les étudiants, qui étaient appelés à se soumettre au protocole d’un bureau d’immigration imaginaire, ont d’abord rempli des cartes muettes du quartier, dont l’écart avec la réalité définissait leurs trajets dans Pacifica. Ils ont également complété des fiches passagers décrivant leur expérience de vie, et ont ensuite été invités à apporter en classe des objets, dits bagages, transportés avec eux au moment du départ de leur pays d’origine. Ces objets perdus, cachés dans des sacs de papier brun, ont été distribués anonymement à leurs camarades, qui devaient en imaginer l’histoire. Par la suite, leurs propriétaires réels nous ont confié leur récit véritable. L’ensemble de ces procédures est archivé dans les sections correspondantes du site letableaudesdeparts.com, et est accompagné d’élégants cartons noir et blanc sur lesquels figurent les découpes des pays d’origine et des quartiers d’arrivée des participants, ainsi que les noms d’origine et les noms français de leurs possessions. Les fiches d’immigration, altérées par les bénéfiques fonctionnaires de Pacifica, respectent la vie privée des participants et les représentent comme s’ils pouvaient être n’importe lesquels d’entre nous, c’est-à-dire, pour la plupart d’entre nous, personne.

La substance de ces ateliers a inspiré les scénarios des deux films. (À noter que ce sont, en grande partie, les véritables possessions des immigrants qui y figurent.) Dans la fiction du Tableau des départs, le contrôleur et l’effaceur se poursuivent dans le hall et les escaliers de marbre de la station Pacifica. L’effaceur, enjoué et mystérieux, abandonne sur le parquet divers objets appartenant à des cultures variées. Le contrôleur tente vainement de rétablir l’ordre en les ramenant à son bureau pour les cataloguer, et en inscrivant leur nom d’origine au tableau des départs. Il essaiera, encore et encore, en se tournant vers la caméra, d’affirmer silencieusement à l’auditoire l’emprise de Pacifica sur nos âmes à tous.

Dans le court métrage expérimental, les participants des ateliers entrent dans le décor de la fiction, pour tracer, avec l’aide du contrôleur, les contours emmêlés de la contrée de Pacifica. La trame sonore de ces deux films, projetés silencieusement à la gare Jean-Talon, est audible en ligne.

Les oiseaux de Pacifica ne parlent aucune langue.
Ils les chantent toutes.

letableaudesdeparts.com propose une interface jumelle, où le contenu visuel (à gauche) côtoie une fiction (à droite), qui déplace encore la réalité de Pacifica. Le site archive l’ensemble des éléments du projet, et les augmente d’une dimension littéraire et interactive : la page oiseaux, enjolivée d’une vidéo de volatiles, propose aux visiteurs une série de questions qui les aideront, à leur tour, à rejoindre les citoyens de Pacifica, et à devenir personne.