Passagers


Sans-papiers qui bordez le train pour Pacifica, n’ayez rien à craindre. Le formulaire d’immigration est à ce titre catégorique : Un ticket valable pour Pacifica constitue en tout temps une preuve suffisante de citoyenneté. La police s’inquiète de notre trafic. Et pourtant, et pourtant. Notre vie est ailleurs. Nous n’y pouvons rien. Nous voyageons loin.

Galons et casquettes. Gants blancs et boutons d’or. Que valent nos noms d’emprunt face à leurs habits d’autorité? Les gens en uniforme ne devraient pas se prendre trop au sérieux. Qui sont-ils pour nous juger? Le train sortait de gare en reculant, quand j’ai vu le contrôleur, seul sur le quai, souffler sur les retailles de nos tickets. Leurs flocons ont tourbillonné un instant au ras des rails. Une fleur de papier en guise d’au revoir. Oubli momentané de nos rôles respectifs. Je crois que le contrôleur m’a vu. Nous avons souri. Quand j’ai pressé la paume sur la vitre embuée par mon souffle, nous faisions marche avant, et il n’était plus là. Beau métier. Beau métier.

Rien à lire, que le paysage qui passe. De nos jours même la littérature de gare trouve à se dégrader. Les présentoirs de la salle des pas perdus n’offrent plus guère de ces romans à cinq sous à consommer au hasard, que des tracts, laissés là par les agents de l’ordre. La police dépose ces dépliants à trois panneaux, imprimés à l’encre rouge, partout où elle peut, nous rappelant sans cesse qu’elle est Toujours avec nous. On avise les parents de ne pas laisser leurs filles courir les rues, car elles pourraient revenir en chantant les grâces d’hommes sans famille. Petites filles, méfiez-vous de ceux qui ne portent que des prénoms. Pourvoyeurs de bijoux, de fourrures synthétiques, d’électroniques stylés et portatifs, ils vous accueilleront dans une vie nouvelle, et vous oublierez la vôtre. Oh Pacifica. Ceux-là ne sont pas, ne seront jamais, nous. Ils souscrivent déjà à une version du monde. Ils demeureront derrière.

Le train roule et tangue, tangue et roule. Pa. Paci. Pacifica. Pays au nom muet, caché dans les interstices d’un autre. Pays suspect, subtil. Il faut te taire, de peur de froisser les autorités. On raconte d’ailleurs que l’Empereur de Pacifica a élu domicile à la gare, dite Palais Pacifique, qu’il a troqué sa couronne pour un képi de contrôleur, son sceptre pour un poinçon et un sifflet, sa robe d’hermine pour un uniforme de la compagnie ferroviaire. Quand cela est-il advenu? Et qui est-il vraiment? Nous ne le saurons pas. Sur les quais du terminus de Pacifica, des sans-paroles accueillent les sans-papiers. Les préposés de la gare, courtois et muets, ne sont pas portés aux confidences. De toute façon, quelle langue parleraient-ils? De tels fonctionnaires en tout cas méritent le respect. L’Empereur de Pacifica pourrait être n’importe lequel d’entre eux, qui n’ont rien à dire de nos filles. Ils auront soin de nos bagages comme d’affaires d’État.

Où suis-je? Où suis-je? Au milieu de nulle part, avec des heures à meubler, on perd vite toute notion du temps. L’écart entre ce qu’on raconte et ce qu’on vit est infranchissable, dit-on. Je ne me rappelle plus où j’étais. Je me souviens de ce que j’y ai vu. Nous avons quitté la ville. Usines en contrepoint. Verdeur. Courtepointe des campagnes. Beige des blés. Sous-bois. Pointillé des troncs. Flou des feuilles. Petites villes. Plans d’eau. Marge bleutée du ciel. Puis l’obscurité des passes, la noirceur plus profonde des tunnels. Chèvres de montagne sur l’escarpement, scrutant le passage du train. La fenêtre illuminée d’une maison, seule dans un verger, par-delà les monts. Qui vit ici? Comment? Des jours et des jours sans réponse. Puis, de nouveau, les usines, la ville inconnue. Et enfin, enfin, les parapets du Palais Pacifique, son marbre, ses têtes d’Indiens sculptées. Leur regard pétrifié, autrefois farouche, porte au loin, vers les terres qu’on leur a enlevées, et que nous avons traversées sans le savoir. C’est nous que Columbus partait trouver, eux qui attendaient à notre place. Mais maintenant que nous y sommes parvenus, nous savons que le Nouveau Monde était déjà nôtre.

À Pacifica, je descendrai du train et j’y vivrai. Si vous me demandez où j’ai acheté mon billet, je ne saurai vous répondre. Ni le nom ni l’heure des trains en partance pour Pacifica, ne figurent au tableau des départs. Le voyageur est forcé de décoder, entre les lignes, le moment des départs. Si je me souviens d’être parti, je ne me rappelle plus où j’étais. La fable des départs commence bien avant moi. Peu importe. Pacifica attend. Prononcez son nom muet. Je vous attendrai à la gare. Je vous aiderai à porter vos bagages. Ensemble nous trouverons demeure.


Passagers : Si votre nom n'était pas le vôtre, quel serait-il?

Leon_LO - #pacifica1

Leon_LO - Eyvindr Gaspar #pacifica1

Leon_LO - #pacifica1

Leon_LO - Eyvindr Gáspár #pacifica1

cuckoografik - Si mon nom n'était pas la mienne, je m’appellerais Monika Angerbauer. #pacifica1

dearpm - #pacifica1