Objets Perdus


Je. Je ne me souviens plus où j’étais. Mais je me rappelle ce que j’ai vu. Qui étais-je avant de monter à bord? Qui suis-je devenu? Maintenant je sais, je sais. Nulle contrée n’est qu’elle-même. Nul homme non plus.

Il y a des années de cela, j’attendais un train à Cerbère, première ou dernière bourgade d’Espagne, au pied des Pyrénées orientales. Qui sait de quel côté de la frontière elle tient son nom d’enfer? À Cerbère, les rails changent de gabarit, et les trains se font longuement attendre. Une armée d’invasion aurait à subjuguer les mécaniciens, ou à continuer à pied. Tout près, derrière les montagnes, les ingénieurs du rail se livrent à des ajustements. Des grondements et des stridences étouffées, assourdis par la barrière du roc, hantent à toute heure le ciel du village. Si on n’a pas de train à prendre, on finit par les oublier. Si au contraire on attend, chaque lointain roulement de tambour, chaque coup d’archet interrompu, semblent une promesse trompée. L’Enfer est un temps qu’on arrive mal à combler.

La gare de Cerbère est construite sur un escarpement rocheux et les trains atteignent le village par un ravin bétonné. Elle partage son perchoir avec un hôtel effilé, à la façade étroite comme la poupe d’un navire. Naufragé depuis si longtemps au sommet de l’escarpement, il aurait fini par lui pousser des balcons. L’hôtel a égaré son nom, et tremble de toutes ses fenêtres à chaque passage d’un train en contrebas. S’il est encore aujourd’hui impossible d’y dormir, la raison n’est plus la même qu’avant. Derrière ses fenêtres condamnées, plus personne ne séjourne.

En bas, au village, il n’y a pas grand-chose à faire, et je me dis que pour vivre ici, il faut peut-être apprendre à ne rien attendre. Je suis assis à la terrasse d’un des deux cafés du village. Nous sommes au début de l’automne et sur la place, il n’y a personne. La plage de galets, encombrée des carapaces de bois des barques, dessine une demi-lune devant l’horizon muet. Je reconnais cette lumière en arrêt. Dans leurs tableaux, les peintres de la région parsèment leurs rivages de cailloux hiératiques. Un alphabet sans usage, pour une langue indéchiffrable.

Quand je m’avance vers la plage caillouteuse, ma décision est déjà prise, malgré le froid. Je pose mon sac à dos sur la plage. Je m’enroule dans ma serviette et je glisse dans mon maillot. Tant qu’à flotter. Je nage entre les barques et les voiliers amarrés, jetant d’occasionnels regards au cairn formé par mon sac, l’amoncellement de mes vêtements et de mes chaussures. Je m’aventure plus loin, passé les bateaux, pour envisager de face cet horizon que je reconnais.

Une écolière remonte le rivage, papiers en main. Aucun danger. Et pourtant. Une bourrasque envoie voler ses devoirs sur les eaux. Les papiers virevoltent au vent, se déposent entre les embarcations. Je décide de me rendre utile. Je nage, de page en page, les recueillant. Ce sont de ces feuilles lignées, à trois trous, sur lesquelles l’écolière a écrit au plomb, laissant l’intervalle d’une ligne pour les interventions du professeur. L’eau tend à répandre le graphite, et à ramollir le papier. Peu importe, je suis poli, et je ne lis pas sans permission. Je crois que je lui ai remis ses devoirs. En fait, je ne me souviens plus. Je m’imagine mal m’égouttant devant elle, en lui tendant la liasse mouillée. Peut-être a-t-elle poursuivi son chemin sans s’inquiéter, acceptant de voir s’éparpiller au vent son travail du jour. Une fois que le professeur leur a remis l’évaluation, à quoi bon penser à des devoirs? Ou peut-être ai-je laissé les feuilles à sécher, seules sur le sable, retenues par un caillou, pour consultation future. En tout cas, je sais que je ne les ai pas lues. De toute façon, il fallait que je parte.

J’ai remonté la pente vers la gare et l’hôtel haut perchés. Difficile de savoir où commence et finit ce village. Cerbère, au fond de sa vallée, semble sans issue, emmurée derrière les montagnes, encerclée par les eaux. Si ce n’était de la rumeur des rails, on pourrait bien croire tomber hors du monde. Sans doute que ses citoyens connaissent des sentiers et des brèches, par les passes et les défilés, qui ramènent au pays, au vaste dehors. Moi, je ne suis pas d’ici, et je m’en vais.

Le train est une paroi mobile, une muraille en mouvement, qui pourtant ouvre sur l’espoir des départs. Dans mon souvenir, la salle des pas perdus est située sous la gare. On y descend par un étroit escalier coudé. Le plancher présente un méticuleux et crasseux assemblage de minuscules tuiles noires et blanches. Les ampoules électriques crépitent et vacillent.

Je m’en vais, je m’en vais. Le train sort du tunnel. Bientôt, la vitesse embrouille le paysage. Une attente est finie. Une autre commence. Cerbère disparaît loin derrière. Je m’efface au bout d’une image.


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